vendredi 15 juin 2012

Un nouveau déluge


Marc Delgan regarde le paysage martelé par la pluie, sur l’un des écrans reliés aux micro-cam filmant, 24h/24, ce qui se passe derrière les murs de sa maison…
Dehors, le sol boueux résiste autant qu’il peut à l’acharnement des gouttelettes acides en provenance du ciel, mais une atmosphère lourde de fatalisme semble régner partout où se pose le regard de Marc.
D’un geste du doigt, il oriente différemment la caméra 1, en direction du Nord. Là-bas, à quelques centaines de mètres, s’agitent les eaux verdâtres de l’océan.
Quelques années plus tôt, la maison, nichée au bord d’un haut plateau, donnait sur une vallée profondément encaissée. A présent, l’eau a tout envahi.
La grande digue, bâtie il y a quatre ans seulement, mais déjà à moitié rongée sur la quasi-totalité de sa longueur, semble bien dérisoire face aux assauts déchainées, mais désordonnés, des vagues.
Il est impossible de sortir pour la réparer, sans parler de l’élever davantage pour suivre la hausse rapide du niveau des eaux. Car la pluie tombe désormais sans discontinuer, et mêmes les protections les plus efficaces ne garantissent que quelques minutes de survie.
Juste assez pour rendre visite aux voisins encore vivants.
Marc se passe une main aux veines saillantes sous le menton, pour mieux réfléchir.
Le mois dernier, la radio locale a annoncé avoir perdu le contact avec les Lewis.
Il y a une semaine, c’était les Pierce.
Et hier soir, les Simmons y sont passés à leur tour.
La radio ne l’a pas encore annoncé, mais Marc le sait de source sûre. Il a vu leurs cadavres.
Ou plutôt, il a vu, emporté par les flots, le corps déformé, dévoré par le cocktail de produits chimiques contenu dans la moindre goutte d’eau, du petit Anton.
Ses parents ont suivi, quelques minutes plus tard.

-          Quelle pitié, marmonne Marc en se grattant la barbe.

Les pluies acides ont commencé à tomber il y a près d’un siècle, à présent, mais leurs ravages ne se sont réellement fait sentir qu’au cours de la dernière décennie, lorsque la première des quarante centrales nucléaires installées au fond de la mer dans le cadre du projet « Épine Dorsale », a explosé.
Les trente-neuf autres ont rapidement subi le même sort, en un court laps de temps d’une quinzaine de jours, peut-être vingt maximum.
On a pas mal parlé d’actes de sabotage, à l’époque. De terrorisme.
Cela a suffit à justifier les premiers bombardements sur les pays jugés responsables. A coups de bombes nucléaires.
Et l’escalade de violence qui s’en est suivi a achevé de briser l’équilibre de l’écosystème terrestre. Et aujourd’hui…

-          Papi ! Vient vite, mamie t’appelle !

Le cri du petit Tama tire Marc de ses pensées. Un léger sourire vient flotter sur son visage lorsqu’il sent une petite main se nicher dans la sienne, et commencer à le tirer en arrière.

-          Oh là, oh là, jeune homme, pas si vite, tu vas me déboiter le bras !
-          Mais c’est mamie, c’est urgent elle a dit ! Elle a capté un message ! Ils vont venir nous sauver !
Déjà, Tama est reparti en direction de l’escalier, dont il descend les marches quatre à quatre sans prendre le temps de respirer. Marc le suit en protestant, mais il ne peut s’empêcher d’espérer, cette fois encore.

-          Tu es sûr que ce n’est pas encore le fils des Simmons qui… Marc se tait d’un coup, en réalisant ce qu’il s’apprête à dire. Mais non, bien sûr, cela ne peut pas être lui.
-          Non, ce n’est pas Anton. Il ne m’a pas appelé aujourd’hui, d’ailleurs. J’espère qu’il va bien ! s’écrie Tama en continuant de faire des allers-retours en courant devant Marc.

Lorsqu’ils parviennent au salon, où est installé le matériel radio, la femme de Marc, Lana, est en pleine conversation. La voix de son interlocuteur leur parvient nettement, presque sans parasites.
Ils doivent être tout près, songe Marc, avec une nouvelle bouffée d’espoir.
Lana se retourne vers eux, un large sourire aux lèvres.

-          Un bateau volant nous surplombe ! Il s’appelle L’Intrépide, et il nous envoie une chaloupe. Nous sommes sauvés, Marc !

Elle se lève alors en tremblant et s’approche de son mari, pour l’enlacer et l’embrasser.

-          Si tu savais comme j’ai eu peur, ces derniers jours. Surtout depuis que tu as vu… Tu sais… Hier.

Marc hoche la tête d’un air sombre et se tourne vers Tama. Comment lui annoncer que son seul ami est mort…

-          C’est super, hein, papi ! Ils vont venir nous chercher, et les Simmons aussi, n’est-ce pas ? Je vais enfin pouvoir revoir Anton ! Si tu savais comme il me manque, papi. Hourra !

N’y tenant plus, Marc se détourne avant que ses larmes ne le trahissent aux yeux de l’enfant. Ils sont tellement perceptifs, à cet âge, songe-t-il. Il comprendrait tout de suite, s’il me voyait pleurer…
Derrière eux la radio crachote à nouveau et la voix reprend, sur un ton empressé.

-          Raz de marée signalé à cent kilomètre des côtes. Je répète, raz de marée en approche rapide de votre position. Vous me recevez, Madame Delgan ?

Lana remet son casque sur les oreilles.

-          Je suis là. Vous annulez l’opération de sauvetage ? La vague va-t-elle nous atteindre, ou se brisera-t-elle sur la digue ?
-          Vous rigolez ? Elle va submerger votre maison, et l’emporter avec elle ! Si vous n’êtes pas sur le toit dans cinq minutes maximum, nous ne pourrons plus rien pour vous !
-          Nous nous rendons immédiatement au nid d’aigle ! répond Lana avant de jeter le casque et de se tourner vers son mari. Allons, allons, vieux croulant, il va te falloir courir, pour une fois dans ta vie.
-          C’est bon, j’ai entendu, maugrée ce dernier en se dirigeant vers l’escalier, aussi vite que ses vieilles jambes le lui permettent. Tama, pars devant, et va ouvrir le sas, tu veux bien mon garçon ? Tu te rappelles ? Je t’ai montré comment faire, à ton anniversaire.
-          Je me souviens, papi. J’y vais tout de suite !

Le garçon bondit en avant et disparait à l’étage. Lana et Marc le rejoignent dans le grenier alors que Tama vient d’ôter les scellés du sas. Il se tient droit comme un I devant le panneau de contrôle, et appuie sur un bouton carré, vert, à l’arrivée de ses grands-parents, mais rien ne se produit. Face à lui, la porte demeure obstinément close.

-          Je suis sûr que j’ai fait tout ce qu’il fallait, papi. Mais ça ne veut pas s’ouvrir…
-          Laisse moi voir ça, fiston, lui dit Marc en s’approchant du pupitre.

Il reprend la procédure à zéro, mais sans succès. Lana commence à s’impatienter.

-          Il va vraiment falloir que je le fasse ? s’écrie-t-elle soudain. Dois-je vous rappeler ce qui va se produire si nous n’arrivons pas à accéder au nid ? Je t’avais dit, Marc, de maintenir le sas en état de fonctionnement ! Tu vois où ça nos mène, ton imprévoyance ?
-          Mais il marchait parfaitement il y a à peine trois jours ! réplique le vieil homme, excédé.

De rage, il donne un violent coup de poing sur le pupitre. Dans un chuintement, le sas se libère enfin de ses derniers verrous et bascule sur le côté, libérant le passage.

-          Et bien voilà ! Il suffisait de le demander gentiment ! énonce Marc avec un petit air suffisant. Mais assez perdu de temps. Grimpe vite, Tama, nous te rejoignons là haut.
-          Mais… Commence l’enfant. Et Anton ? Tu crois qu’ils l’ont déjà sauvé, papi ?
-          Anton est… Je veux dire… Anton est sûrement déjà là-haut, et je suis persuadée qu’il t’attend, répond Lana en poussant Tama dans le dos.

Le garçon est déjà en haut depuis près d’une minute lorsque Marc le rejoint, exténué. Il prend pied dans la minuscule guérite, et se penche pour aider Lana à gravir les derniers échelons.
Le « nid d’aigle » est en fait un simple promontoire, exposé aux quatre vents, mais protégé de l’humidité ambiante par un champ de force miroitant : les gouttes d’eau glissent sur la membrane irisée sans parvenir à l’entamer.

Marc inspire à fond. Depuis le temps qu’ils sont cloitrés à l’intérieur, revoir la lumière naturelle, même masquée par d’épais nuages noirs, lui fait du bien.

-          Regardez, papi, mamie, la chaloupe arrive ! s’écrie soudain Tama en pointant un doigt vers le ciel.
Le frêle canot de sauvetage s’est posté juste au dessus d’eux. Soutenu par ses quatre réacteurs a-grav, il fait du surplace en les attendant. Mais dès que l’un des marins signale l’arrivée de la famille Delgan, ils se mettent à perdre de l’altitude, se rapprochant progressivement des naufragés.

-          Il paraît que nous sommes les derniers, murmure Lana, dans un souffle.
-          Il était temps qu’ils viennent nous chercher, alors, maugréé Marc en continuant de sourire à l’adresse du bateau.
A cet instant, un grondement soudain le fait se retourner, et son visage devient d’une pâleur de craie.

-          La vague ! Elle est déjà sur nous ! s’écrie-t-il en se mettant à faire des gestes frénétiques en direction du canot de sauvetage de l’Intrépide.

Ceux-ci viennent de larguer une courte échelle, et Tama en entame la montée. Les champs de force du Nid d’Aigle des Delgan et de la chaloupe se touchent brièvement, puis fusionnent complètement au moment où Tama atteint le milieu de l’échelle. Une bourrasque manque de le faire tomber, mais il s’accroche, et parvient à ne pas regarder vers le bas.

-          Monte, Tama ! lui crie Marc, d’en bas. Dépêche-toi donc !

Plusieurs mains se tendent vers le jeune garçon, le happent avant de l’envoyer rouler sur le pont du canot. Une nouvelle bourrasque scélérate vient heurter l’embarcation de plein fouet, manquant de peu de la renverser.

-          Le champ de force des Delgan est mal réglé, dit l’un des marins. Il créé des interférences, et nous risquons de prendre l’eau. Il faut partir, mon Capitaine, avant qu’il ne soit trop tard !
-          Dérivez plus de puissance vers le générateur du bouclier. Nous tiendrons le coup. Je suis le Capitaine de l’Intrépide, pas du Couard ou de la Poule Mouillée !

Tricorne vissé sur la tête, et longue vue passée à la ceinture, l’homme qui vient de s’exprimer semble tout droit sorti d’un livre sur les corsaires. Mais pas plus que les autres, il ne fait attention à Tama.

-          Le raz de marée est en avance de deux minutes sur les prévisions, mon Capitaine. Il va heurter la digue dans cinquante secondes, peut-être encore moins. Ils n’auront jamais le temps de monter jusqu’à nous, c’est de la folie ! insiste le marin.

A ces mots, Tama se précipite au bastingage pour voir ses grands-parents monter à leur tour. Mais en bas, Lana se fait balloter de droite et de gauche par les coups de butoir du vent, qui parviennent de plus en plus aisément à franchir le champ de force.
Au même instant, un grondement sourd s’élève, qui semble se rapprocher à la vitesse d’un train lancé à toute vapeur.
Aussitôt après, une formidable détonation salue la rencontre entre le raz de marée et la digue, qui explose sous la force de l’impact.
La muraille liquide n’en est même pas ralentie, et elle atteint les premières maisons quelques secondes plus tard.

-          Papiiiiiii ! Mamiiieeeeee ! s’écrie Tama, en tendant le bras vers eux.

Il ne comprend pas pourquoi ils le regardent sans bouger.
Pourquoi Lana redescend dans le nid d’aigle et pose ses mains sur les épaules de Marc.
Pourquoi celui-ci la prend dans ses bras avant de lever la tête et de faire un signe de main en direction de la chaloupe.
L’instant d’après, l’eau s’abat sur la maison des Delgan et l’emporte avec elle, comme un vulgaire tronc d’arbre.
Du village, il ne reste rien. Ni personne.
Les jambes de Tama se dérobent et il s’affale sur le pont, le corps agité de spasmes nerveux. Sonné, il n’entend pas le Capitaine donner l’ordre de remonter.
Il ne sent pas le choc d’une vague démesurée les percuter par l’arrière et noyer deux réacteurs.
Il ne comprend pas la panique qui se lit sur le visage des marins qui s’activent autour de lui, et qui le piétinent dans leur précipitation.
Mais peu à peu, ils parviennent à reprendre de la hauteur, et les bourrasques deviennent moins violentes, moins imprévisibles, jusqu’à ne plus être que de simples brises.
Et lorsque, enfin, ils achèvent de s’amarrer à l’Intrépide, Tama s’est endormi, à bout de force.

C’est le début d’une nouvelle existence pour l’humanité, comme pour le jeune garçon.

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