vendredi 15 octobre 2010

Porte close


Je t’ai tout balancé, ça y est, c’est fait. Sur une impulsion.
A ton retour du travail, les mots sont sortis, un peu dans le désordre.
On dit qu’on se sent plus léger, après, qu’on s’enlève un poids de la conscience.
On dit beaucoup trop de conneries. Parfois, il vaudrait mieux se taire, recouvrir ses fautes sous une chape de silence en béton armé et passer à autre chose.
Mais je t’ai déjà tout dit, c’est trop tard pour faire machine arrière, à présent.
Je t’ai parlé de la salle d’audience, au tribunal. De cet homme, un avocat je crois. Je ne me souviens pas de son nom.
Je ne me souviens que de la douceur de ses lèvres, des mensonges agréables auxquels il m’a fait croire, l’espace de quelques minutes, avant de s’éloigner sans même se retourner.
Je t’ai tout dis, et tu ne m’as pas regardé un seul instant. Tes doigts tripotent un stylo, tes yeux cherchent la lumière du soleil couchant.
Lorsque je me tais, j’aimerais pouvoir casser ta montre et son tic-tac agaçant. Peut-être cela te ferait-il réagir, au moins, et ce serait mieux que ce silence qui me fait me sentir moche. Crade.
« Tu crois que ça te salirais les oreilles, de m’écouter ? Je te demande une oreille, une seule, et c’est un mur que tu m’offres, une porte blindée sans même un trou de serrure pour écouter à travers. La porte de la prison que tu as bâtie autour de moi ! »
Je t’insulte, je te vomis à la figure toute la colère que je ressens contre toi, contre moi, contre le monde entier.
Je repense à toutes ces soirées passées à la maison, à regarder la télé alors que j’aurais voulu sortir, voir mes amies. Tu ne m’as jamais rien demandé. Je voulais te montrer que je t’aimais, je crois. Je ne sais plus. Est-ce que je t’aimais ?
Je me sens seule. Toi et ton regard fuyant.
Tu te lèves, plonges une main dans la poche de ton manteau avant de l’enfiler et de revenir vers moi. Je croise ton regard un bref instant, et je n’y vois rien, pas le moindre sentiment. Ni colère, ni tristesse. Rien que le vide absolu. J’ai envie de te secouer, de crier, mais j’ai la gorge nouée, rien ne sort.
Tu poses quelque chose sur la table, une boite noire, que tu ouvres d’un geste lent. Je ferme les yeux, le visage inondé de larmes. Pourquoi aujourd’hui ? Pourquoi pas hier, la semaine d’avant ? Il y a un an ? Peut-être la caches-tu dans ta poche depuis tout ce temps, à attendre le bon moment. Le bon moment, ça n’existe pas. Il n’y en a que des mauvais, ou des moins mauvais.
« Je voudrais que tu ne sois plus là à mon retour. Prends la bague, s’il te plait. »
Je ne veux pas que tu sois poli ! Je veux que tu m’engueules, je veux que tu te battes, contre moi, pour moi !
Mais on ne se bat pas pour un fantôme. Le passé, on l’enterre. Et dans tes yeux, le fantôme, c’est moi.
Je sens que j’étouffe déjà.
« Ne t’en vas pas. », je murmure, seule face à la porte close.
Le bruit de tes pas dans le couloir. L’ascenseur qui se referme. La voiture qui démarre.
Tu es loin, et j’ai froid, je tremble.
« Reviens… »

En toute confidence


Entre elle et moi, il y avait parfois un peu de gêne, comme entre deux amants d’un soir qui se découvrent collègues sans s’y attendre, le lendemain.
Elle m’avait longtemps tenu à l’écart de sa vie, refusant de reconnaître mon existence, l’influence que j’avais sur sa vie, sur ses actes. Elle se croyait forte, elle faisait tout pour se persuader d’être une working girl efficace, sur qui on pouvait compter. Les enfants ? Elle y penserait quand elle avait le temps. Plus tard, peut-être. Je prenais patience, elle ne pourrait pas me remiser au placard toute sa vie, et j’avais tout mon temps.
Elle m’a chassé par la petite porte, je suis revenu comme un voleur, par la fenêtre. Une diapositive oubliée pour un comité d’audit, un fichier qui disparaît du réseau au plus mauvais moment, une foule de petites choses qui ébranlent les certitudes les mieux ancrées. Et lorsque le doute commence à poser ses doigts glacés sur sa victime, il est bien souvent trop tard pour y remédier. Le mal est fait.
C’est ce qui m’a permit de faire un si brillant come back dans sa vie.
Elle me fuyait bien encore un peut, mais elle n’allait pas tarder à rechercher ma compagnie avec avidité. J’étais sa bonne excuse lorsqu’elle se trompait, son alibi, et ça me convenait très bien.
« Je suis désolée, je ne suis pas au top aujourd’hui », disait-elle alors pour se dédouaner. Quelle idiote. « Si vous avez le moindre problème, disait sa chef, n’hésitez surtout  pas à m’en parler».
Mais s’excuser en entreprise, c’est montrer aux autres sa faiblesse, tendre le bâton pour se faire battre. Donner aux autres des armes pour vous enfoncer à la première occasion. Je la regardais creuser sa propre tombe en souriant de sa touchante naïveté. Un bisounours au pays des requins, comme c’est adorable ! Espérance de vie dramatiquement réduite.
De mon côté, je me sentais en bonne compagnie, avec elle. Au chaud. Heureux. Elle croyait m’avoir adopté, alors que c’est moi qui l’avait choisis pour ses belles idées noires. Progressivement, elle s’est mise à négliger sa tenue, son maquillage, ses dossiers. Elle connaissait de plus en plus souvent des hauts, puis des bas. Une vraie petite montagne russe, au gré de ses prises et pertes de poids. Une girouette offerte au vent soufflant depuis la Direction, soumise au moindre appel d’air. Le fusible du service.
Je la croisais de plus en plus souvent aux toilettes, occupée à se remaquiller avec ferveur, comme une prière adressée au tout puissant Dieu des apparences. Les joues rouges, les yeux brillants, le nez qui coule. Une épave vermoulue qu’on repeint avant de la balancer à nouveau à la mer, au large. Pitoyable, mais si divertissant.
Puis un jour, je ne sais pas comment, je me suis retrouvé chez elle, dans sa petite chambre de bonne coincée sous les toits, au 8éme étage d’un immeuble Haussmannien. Un clapier à lapin qui sentait le renfermé et ne lui servait qu’à dormir.
Elle venait de perdre son travail, quand c’est arrivé. C’était à prévoir, elle avait dû oublier sa méta-amphétamine, ce matin là. Elle aura eu un coup de barre en réunion, peut-être craqué dans le bureau du DG. Je l’imagine en train de chialer comme une gamine, mouillant de larmes la moquette blanc cassé avant de renifler un grand coup. Elégant.
Elle a continué à croire à sa chance pendant quelques temps, même après ça. Elle se dopait à l’optimisme, se noyait dans ses illusions sans vraiment s’en rendre compte.
Elle a envoyé des centaines de lettres en quelques semaines, en a reçu quelques unes en retour. Elle a déchiré les dernières sans les lire. J’ai presque ressenti de la pitié à voir cette jolie poupée se dégonfler comme une baudruche, lorsque le dernier de ses amis à cessé de lui donner de ses nouvelles.
C’est à ce moment qu’elle m’a ouvert ce qu’il restait de son cœur effiloché, et que j’ai posé mes valises pour de bon. Elle était mûre pour ce que j’avais en tête.
Comme prévu, elle a très vite perçu en moi le substitut idéal à sa carrière professionnelle. Ca devait être plus flatteur à ses yeux, de se croire le centre de mon Univers, plutôt que de continuer à feuilleter en vain les petites annonces d’offres d’emploi. Elle s’est désabonnée de courrier cadres, elle n’y trouvait plus ce qu’elle y cherchait : l’illusion d’avoir un jour, prochainement, une bonne situation. Elle avait jeté aux orties son rêve de devenir responsable marketing d’un groupe de cosmétique, en même temps que la brosse à reluire qui allait si bien avec.
A la place, elle recevait le mensuel « Le détective amateur », et ses histoires de voisinages teintées rouge-sang. Ca cadrait mieux avec son humeur du moment.
Et puis surtout, elle m’avait, moi. Elle allait devoir s’y habituer, je n’étais pas prêt à la laisser tomber de si tôt.
Tapi dans l’ombre de sa retraite sous les tuiles, j’attendais avec impatience qu’elle rentre de ses promenades digestives, de sa visite au parc d’en bas. Elle y regardait jouer les enfants, tentant de sourire à leurs bêtises, leurs bousculades. Finalement, elle trouvait plus de sens à leurs pleurs, lorsqu’ils tombaient. Ils avaient ce petit côté réconfortant qu’aura toujours sur monsieur tout le monde le drame de la famille d’en face, de la ville d’à côté, du pays voisin. Elle ne faisait pas exception, en pur produit de la société qui l’avait vu naître et grandir.
Du parc, elle a progressivement dérivé jusqu’au bar-brasserie du coin de la rue. Du capuccino avec supplément latte, elle est passé au café serré – cognac, puis au whisky, sans glaçons s’il vous plait.
Jusqu’à préférer passer ses soirées affalée au comptoir, à contempler le cul des bouteilles vides, plutôt que de perdre ses matinées à mater celles du livreur de journaux lorsqu’il passe près du parc. A 8h43, elle s’en souvenait encore. Ou bien à 7h30 ? Tout devenait beaucoup trop compliqué pour sa jolie petite tête, après quelques verres.
Pour la distraire, je lui ai suggéré quelques lieux branchés, des discothèques aux noms exotiques qui fleuraient bon l’interdit et le rassemblement communautaire. Elle y allait seule et rentrait à pied, au petit matin, la tête rendue légère par les petites bulles de plaisir que des galants de passage mettaient dans ses verres, avant de la mettre dans leur lit.
Je ne me sentais pas trahi, bien sûr, car dès qu’elle refermait la porte de l’appartement et qu’elle se laissait chuter sur le matelas, je l’entourais de ma présence et m’arrangeait pour qu’elle n’ait plus que moi en tête. Moi, son unique, réelle, obsession. Sa douce folie.
Et puis un jour, elle n’est plus sortie. Elle s’est regardée dans la glace et a eu un comme un mouvement de recul, un hoquet de stupeur. Cheveux défaits, mine hâve, des poches sous les yeux qui auraient pu contenir tout Paris et la petite couronne en guise de cernes. De loin, on aurait pu croire à un eye-liner tirant un peut trop sur le noir.
Elle a refermé le loquet sur le monde extérieur, s’est assise sur une chaise, face aux volets clos. La lumière du soleil infiltrait ses doigts par de trop rares interstices, faisant voler la poussière dans toute la pièce.
Elle est restée là toute la journée, le regard perdu au loin, la tête dans du coton. Je me suis dit que j’allais la perdre, très bientôt. J’ai beau avoir l’habitude de ce genre de situation, je ne vois jamais rien venir. Je suis naïf, moi aussi, que voulez-vous, j’ai trop tendance à penser qu’elles m’ont dans la peau, qu’elles ne peuvent pas se passer de moi. On ne se refait pas, et j’ai appris à m’accepter comme je suis, depuis le temps.
Elle se levait encore avec la régularité d’un métronome déréglé pour aller vider le frigo. Le dernier plat tout préparé, puis la dernière brique de lait mélangée d’une poignée de céréales. Quelques gâteaux d’apéritifs cachés derrière le canapé. Un morceau de pain dur retrouvé sous l’oreiller. Les fonds de bouteille y passèrent également.
Pour ne pas se voir telle qu’elle était, elle avait recouvert tous les miroirs avec des serviettes de bain. Elle préférait coller son œil au goulot et s’imaginer pirate, exploratrice, vigie d’un Galion.
Le frigo vide, l’appartement mis à sac de la moindre trace de victuailles et de boisson, elle s’était finalement décidée à sortir faire les courses. Son visage était pâle mais décidé. Elle marchait droit, ou presque, pour la première fois depuis plusieurs jours. Elle venait de dormir plus longtemps que d’habitude et elle avait dû pas mal cogiter dans son sommeil. La nuit porte conseil, c’est bien connu. Je ne reconnaissais plus ma colombe aux ailes cassées.
Elle a refermée la porte derrière elle, esquivant mon regard en me laissant en plan. J’ai imaginé pouvoir la retenir.
Elle n’est pas rentrée.
Le lendemain, dans les journaux, s’étalait à la une le récit d’une vie gâchée, d’une vie achevée. Il y avait une photo. Je l’ai reconnue à ses bouclettes brunes, à son joli sourire du début. J’ai aussi reconnu la station de métro, le sang de ses magazines de détective.
Je ne l’avais pas vu venir, ce métro, il m’avait joliment volé la vedette, le salop.
C’est dommage, on avait fait un bon petit bout de chemin ensemble, elle et moi.
On aurait pu aller plus loin, j’en suis sûr.
Elle avait du potentiel, sous ses airs bougon, son allure de fière petite dinde de noël. Elle savait me lâcher la bride, moi, sa déprime. Sa mélancolie, son spleen idéal.
Son désespoir du quotidien.
Son petit drame rien qu’à elle.
Elle devait être heureuse, à présent. Les journaux lui avaient consacré leur une, que pouvait-elle demander de plus ?