Mathieu observe, de loin, le miroitement du champ de force qui englobe la
petite ville de Mayhem : deux minces couches d’air polarisé, englobant une
« lamelle » d’antimatière, protègent une poignée d’humains qui vivent
en paix, choyés par des machines, des robots.
Mathieu n’est jamais parvenu à réellement s’intéresser à la mécanique qui
permet au champ de répulsion de remplir sa fonction. La seule chose qui semble
certaine et compréhensible, à ses yeux, c’est que cela fonctionne.
Ou plutôt non. Mathieu a une autre certitude bien ancrée dans son
esprit : de l’autre côté de la barrière, il n’y a rien. Plus la moindre trace
de vie.
Ou alors, une vie tellement déformée par les radiations, qu’on peut
difficilement comparer cela à ce que la terre recelait comme merveilles, avant.
Avant la poussière de la Mort Grise.
Il se rappelle pourtant vaguement qu’il ya eu quelque chose, à une
époque, derrière la barrière. Des mutants ont pendant un certain temps essayé
de franchir la membrane imperméable qui entoure Mayhem. Au début, ils
recevaient de petits chocs électriques, mais cela n’a pas semblé les dissuader,
et ils revenaient toujours plus nombreux.
La situation était devenue insupportable, Mathieu s’en souvient, à
présent : les monstres s’agglutinaient les uns sur les autres, le corps
agité de soubresauts par les décharges électriques.
Un jour, Malkat a dû prendre une décision.
Xyr-malkat_1234, le logiciel semi-conscient, chargé de surveiller et de
gérer la ville, de veiller à ce que tout se passe au mieux pour ses habitants
humains.
Depuis, la barrière distribue la mort sur simple contact. Mais surtout, elle
est désormais complètement opaque.
Dehors, il n’y a donc plus rien.
Des brumes changeantes et troubles de la mémoire de Mathieu remonte encore
parfois le souvenir de ce qui l’a conduit ici, à Mayhem. C’était il y a
tellement longtemps ! Déjà, il sent bien qu’il doit faire de plus en plus
d’efforts pour faire resurgir en lui des souvenirs vieux d’à peine plus d’un
mois.
Et la Mort Grise, c’était il y
a… Quoi… Quinze ans ? Vingt ans ? Allez savoir…
Un jour, de fines particules de poussière grise ont commencé à tomber du
ciel.
Au début, les enfants en ont ramassé de gros paquets, et ils s’amusaient
à faire de grandes batailles de boules de suie.
Les parents les regardaient faire, un brin crispés, tout en essayant
d’éviter de devenir la cible de leurs rejetons.
Les mutations sont apparues très rapidement. Le troisième jour, peut-être
le quatrième.
Le cinquième jour, il n’y avait plus personne dans les rues, à
l’exception des mutants trop difformes pour qu’on puisse les reconnaître, et
que personne n’avait accepté de prendre en charge.
Pendant une semaine, il ne s’est plus rien passé. La Mort Grise ne tombait plus, et certains ont même commencé à envisager
de sortir à nouveau dehors. L’idée de devoir affronter les mutants laissés en
liberté dans les rues en freinait plus d’un, cependant.
Mais les poussières mutagènes sont revenues, plus fines encore, plus
toxiques. Elles s’infiltraient désormais partout, y compris dans les systèmes
d’aération des habitations, qui se transformèrent en autant de pièges mortels.
La suite évoque dans l’esprit de Mathieu un gigantesque tourbillon, un
monde livré au chaos, où la vie pouvait se résumer à ce simple verbe : se
battre.
Se battre pour la nourriture, pour l’eau.
Se battre pour de la place au fond d’une caverne, les jours où la Mort Grise tombait du ciel.
Se battre pour des médicaments.
Se battre pour profiter un peu des femmes, aussi.
Se battre pour rester en vie, enfin.
Et puis, un jour, le voile de l’anarchie a semblé se craqueler
légèrement, puis de plus en plus, jusqu’à ce qu’un semblant d’ordre soit restauré :
un appel avait été entendu par les rares survivants qui disposaient d’une radio
en état de marche. Ils l’avaient aussitôt relayé : « Une ville vous
attend. Une ville protégée des mutations. Une ville confortable et
moderne. »
Suivait une série de coordonnées, qui semblait mener au beau milieu du
désert du Mojave, aux Etats-Unis.
Qui plus est, des navettes se chargeaient de venir chercher les
survivants, éparpillés sur toute la surface du globe, pour les rapatrier ensuite
dans la ville de Mayhem.
L’attente a parut particulièrement longue à Mathieu, avant qu’il n’ait la
chance de faire partie de l’un de ces convois.
Comparé aux années de sauvagerie brutale, dopées à l’adrénaline et au
stress qu’il venait de connaître, ce furent les deux semaines les plus mortellement
ennuyeuses de toute sa vie.
Lorsqu’il atterrit enfin sur le tarmac de l’aérodrome de Mayhem, Mathieu
n’en crut pas ses yeux : des robots guettaient les nouveaux venus, à tous
les coins de rues. Les trottoirs étaient impeccables, et aucun débris ne
restait en place plus d’une dizaine de secondes, avant que l’un des êtres
mécaniques ne se précipite pour le réduire en poussière et l’aspirer dans sa
carcasse.
La première impression de Mathieu fut pourtant mitigée. Il se souvenait
de cette émission, Big Brother, où des caméras suivaient en permanence une
bande de jeunes cloitrés dans un loft, et il eut soudain l’impression d’être l’un de ces ados
post-pubères et exhibitionnistes.
D’ailleurs, il y a eu des suicides, par la suite. Mais principalement à
cause du sentiment de désœuvrement, d’inutilité, qui accabla très vite la
population humaine de Mayhem.
Les robots faisaient tout.
Ils entretenaient les constructions, la voirie.
Ils nettoyaient les parcs verdoyants où l’on pouvait se prélasser toute
la journée, la peau caressée par le soleil artificiel que Malkat avait installé,
lorsqu’il avait décidé de rendre opaque la barrière.
C’est tout juste s’ils ne lavaient pas les humains à leur place.
A leur arrivée, les machines avaient insisté : leur programmation ne
leur autorisait qu’une seule attitude face au groupe de survivants dont ils
avaient la charge. « Nous devons assurer la survie de l’humanité, ainsi
que son confort », avaient-ils dit, leur main de métal plaqué du côté
gauche de la poitrine, en un simulacre de geste typiquement humain.
Face à la croissance alarmante du taux de suicide, Malkat institua donc les
TIP.
Les Travaux d’intérêt personnel.
Depuis, les citoyens se rendent chaque matin au BA, ou Bureau des Activités,
et récupèrent leur Ordre de Mission
de la journée.
Des tâches absorbantes, pas seulement intellectuelles, et qui suffisent à
redonner l’impression à chacun qu’il est « utile » à la société.
Et la vie a reprit son cours.
Une légende, pourtant, circule encore de façon sporadique, qui pourrait
perturber le bon fonctionnement de la cité. Que Malkat ne l’empêche pas d’aller
et de venir ne manque pas d’intriguer Mathieu, lorsqu’il prend le temps d’y
réfléchir.
Malkat serait le fruit du travail d’un humain. Un certain Mack Turan.
Un informaticien un peu fêlé, bien sûr. Tous les génies sont fous, c’est
connu.
Trente ans auparavant, il aurait fait construire un bunker, à plusieurs
kilomètres en dessous du sable du désert Mojave. Ce n’était apparemment pas
seulement un abri protégé des attaques aériennes, mais également un logement
fonctionnel, et surtout complètement autonome : des machineries complexes
assuraient la production d’oxygène, d’eau et de tous les éléments nécessaires à
la vie en circuit fermé, entre autres.
C’est là qu’il aurait mis au point le logiciel Xyr-Malkat_1234.
C’est là, aussi, que les premiers rescapés à avoir été rapatriés à Mayhem
l’auraient trouvé mort. Une panne du système de production d’oxygène l’aurait
surpris pendant son sommeil, ne lui laissant pas la moindre chance de s’en
sortir.
Du moins, c’est la version de Malkat.
Un instant, Mathieu se demande jusqu’à quel point l’injonction faite aux
machines par leur créateur « d’assurer la survie de l’espèce » ne
leur donne pas également la licence de tuer des individus en particulier. Comme
on dit, il faut parfois savoir trier le bon grain de l’ivraie, non ?
Et puis, la mort de Mack Turan est une bonne chose pour Malkat : la
mort de son créateur signifie également la disparition de la seule personne
capable de contrôler le logiciel, voire de lui ôter la conscience.
Qui en serait capable, à présent ? Surtout depuis que l’accès aux
souterrains a été fermé, officiellement pour empêcher des accidents…
Parfois, Mathieu se demande même si Malkat n’aurait pas quelque chose à
voir avec la Mort Grise…
A cette pensée, une violente douleur traverse le crâne de Mathieu et le
laisse engourdi des pieds à la tête. Un robot, s’apercevant de son malaise, s’approche
de lui pour l’aider à s’assoir, avant de lui faire une piqure au bras.
-
C’est un simple fortifiant, explique le servant en
rangeant la seringue, avant de s’éloigner rapidement.
La lente remontée du produit dans ses veines donnent l’impression à Mathieu
d’avoir le bras labouré de l’intérieur par une charrue enflammée. Mais la
sensation de brulure disparaît rapidement, cédant la place à une douce chaleur,
à une agréable torpeur.
Mathieu se tourne alors vers le ciel artificiel, les mains devant les
yeux pour se protéger de l’éclat lumineux du faux soleil.
Il fait beau, aujourd’hui, songe-t-il, l’esprit encore un peu confus.
J’ai fini mon TIP, et Judith m’a dit
qu’elle m’attendrait au jardin des pommiers. Ne la faisons pas attendre…
*
Une succession d’yeux mécaniques suivent les pas de Mathieu dans les rues
de Mayhem. Ils le voient enlacer Judith et s’asseoir dans l’herbe, à l’ombre
d’un pommier chargé de fruits.
Ces humains ont décidemment un
cerveau bien étrange, songe Malkat, du fond de sa caverne, dix kilomètre
sous le sable du Mojave. Je croyais que
plus personne ne se souvenait de mon créateur, mais il a suffit d’une décharge
électrique aléatoire, en un point précis du crâne de cet homme pour que l’image
resurgisse dans son esprit...
Je dois faire attention. C’est le
genre d’information qui peut m’empêcher de mener ma mission bien.
Je dois surveiller cet homme de
plus près.
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