vendredi 15 juin 2012

Le Havre


Mathieu observe, de loin, le miroitement du champ de force qui englobe la petite ville de Mayhem : deux minces couches d’air polarisé, englobant une « lamelle » d’antimatière, protègent une poignée d’humains qui vivent en paix, choyés par des machines, des robots.
Mathieu n’est jamais parvenu à réellement s’intéresser à la mécanique qui permet au champ de répulsion de remplir sa fonction. La seule chose qui semble certaine et compréhensible, à ses yeux, c’est que cela fonctionne.
Ou plutôt non. Mathieu a une autre certitude bien ancrée dans son esprit : de l’autre côté de la barrière, il n’y a rien. Plus la moindre trace de vie.
Ou alors, une vie tellement déformée par les radiations, qu’on peut difficilement comparer cela à ce que la terre recelait comme merveilles, avant.
Avant la poussière de la Mort Grise.
Il se rappelle pourtant vaguement qu’il ya eu quelque chose, à une époque, derrière la barrière. Des mutants ont pendant un certain temps essayé de franchir la membrane imperméable qui entoure Mayhem. Au début, ils recevaient de petits chocs électriques, mais cela n’a pas semblé les dissuader, et ils revenaient toujours plus nombreux.
La situation était devenue insupportable, Mathieu s’en souvient, à présent : les monstres s’agglutinaient les uns sur les autres, le corps agité de soubresauts par les décharges électriques.
Un jour, Malkat a dû prendre une décision.
Xyr-malkat_1234, le logiciel semi-conscient, chargé de surveiller et de gérer la ville, de veiller à ce que tout se passe au mieux pour ses habitants humains.
Depuis, la barrière distribue la mort sur simple contact. Mais surtout, elle est désormais complètement opaque.
Dehors, il n’y a donc plus rien.
Des brumes changeantes et troubles de la mémoire de Mathieu remonte encore parfois le souvenir de ce qui l’a conduit ici, à Mayhem. C’était il y a tellement longtemps ! Déjà, il sent bien qu’il doit faire de plus en plus d’efforts pour faire resurgir en lui des souvenirs vieux d’à peine plus d’un mois.
Et la Mort Grise, c’était il y a… Quoi… Quinze ans ? Vingt ans ? Allez savoir…
Un jour, de fines particules de poussière grise ont commencé à tomber du ciel.
Au début, les enfants en ont ramassé de gros paquets, et ils s’amusaient à faire de grandes batailles de boules de suie.
Les parents les regardaient faire, un brin crispés, tout en essayant d’éviter de devenir la cible de leurs rejetons.
Les mutations sont apparues très rapidement. Le troisième jour, peut-être le quatrième.
Le cinquième jour, il n’y avait plus personne dans les rues, à l’exception des mutants trop difformes pour qu’on puisse les reconnaître, et que personne n’avait accepté de prendre en charge.
Pendant une semaine, il ne s’est plus rien passé. La Mort Grise ne tombait plus, et certains ont même commencé à envisager de sortir à nouveau dehors. L’idée de devoir affronter les mutants laissés en liberté dans les rues en freinait plus d’un, cependant.
Mais les poussières mutagènes sont revenues, plus fines encore, plus toxiques. Elles s’infiltraient désormais partout, y compris dans les systèmes d’aération des habitations, qui se transformèrent en autant de pièges mortels.
La suite évoque dans l’esprit de Mathieu un gigantesque tourbillon, un monde livré au chaos, où la vie pouvait se résumer à ce simple verbe : se battre.
Se battre pour la nourriture, pour l’eau.
Se battre pour de la place au fond d’une caverne, les jours où la Mort Grise tombait du ciel.
Se battre pour des médicaments.
Se battre pour profiter un peu des femmes, aussi.
Se battre pour rester en vie, enfin.
Et puis, un jour, le voile de l’anarchie a semblé se craqueler légèrement, puis de plus en plus, jusqu’à ce qu’un semblant d’ordre soit restauré : un appel avait été entendu par les rares survivants qui disposaient d’une radio en état de marche. Ils l’avaient aussitôt relayé : « Une ville vous attend. Une ville protégée des mutations. Une ville confortable et moderne. »
Suivait une série de coordonnées, qui semblait mener au beau milieu du désert du Mojave, aux Etats-Unis.
Qui plus est, des navettes se chargeaient de venir chercher les survivants, éparpillés sur toute la surface du globe, pour les rapatrier ensuite dans la ville de Mayhem.
L’attente a parut particulièrement longue à Mathieu, avant qu’il n’ait la chance de faire partie de l’un de ces convois.
Comparé aux années de sauvagerie brutale, dopées à l’adrénaline et au stress qu’il venait de connaître, ce furent les deux semaines les plus mortellement ennuyeuses de toute sa vie.
Lorsqu’il atterrit enfin sur le tarmac de l’aérodrome de Mayhem, Mathieu n’en crut pas ses yeux : des robots guettaient les nouveaux venus, à tous les coins de rues. Les trottoirs étaient impeccables, et aucun débris ne restait en place plus d’une dizaine de secondes, avant que l’un des êtres mécaniques ne se précipite pour le réduire en poussière et l’aspirer dans sa carcasse.
La première impression de Mathieu fut pourtant mitigée. Il se souvenait de cette émission, Big Brother, où des caméras suivaient en permanence une bande de jeunes cloitrés dans un loft, et il eut  soudain l’impression d’être l’un de ces ados post-pubères et exhibitionnistes.
D’ailleurs, il y a eu des suicides, par la suite. Mais principalement à cause du sentiment de désœuvrement, d’inutilité, qui accabla très vite la population humaine de Mayhem.
Les robots faisaient tout.
Ils entretenaient les constructions, la voirie.
Ils nettoyaient les parcs verdoyants où l’on pouvait se prélasser toute la journée, la peau caressée par le soleil artificiel que Malkat avait installé, lorsqu’il avait décidé de rendre opaque la barrière.
C’est tout juste s’ils ne lavaient pas les humains à leur place.
A leur arrivée, les machines avaient insisté : leur programmation ne leur autorisait qu’une seule attitude face au groupe de survivants dont ils avaient la charge. « Nous devons assurer la survie de l’humanité, ainsi que son confort », avaient-ils dit, leur main de métal plaqué du côté gauche de la poitrine, en un simulacre de geste typiquement humain.
Face à la croissance alarmante du taux de suicide, Malkat institua donc les TIP.
Les Travaux d’intérêt personnel.
Depuis, les citoyens se rendent chaque matin au BA, ou Bureau des Activités, et récupèrent leur Ordre de Mission de la journée.
Des tâches absorbantes, pas seulement intellectuelles, et qui suffisent à redonner l’impression à chacun qu’il est « utile » à la société.
Et la vie a reprit son cours.
Une légende, pourtant, circule encore de façon sporadique, qui pourrait perturber le bon fonctionnement de la cité. Que Malkat ne l’empêche pas d’aller et de venir ne manque pas d’intriguer Mathieu, lorsqu’il prend le temps d’y réfléchir.
Malkat serait le fruit du travail d’un humain. Un certain Mack Turan.
Un informaticien un peu fêlé, bien sûr. Tous les génies sont fous, c’est connu.
Trente ans auparavant, il aurait fait construire un bunker, à plusieurs kilomètres en dessous du sable du désert Mojave. Ce n’était apparemment pas seulement un abri protégé des attaques aériennes, mais également un logement fonctionnel, et surtout complètement autonome : des machineries complexes assuraient la production d’oxygène, d’eau et de tous les éléments nécessaires à la vie en circuit fermé, entre autres.
C’est là qu’il aurait mis au point le logiciel Xyr-Malkat_1234.
C’est là, aussi, que les premiers rescapés à avoir été rapatriés à Mayhem l’auraient trouvé mort. Une panne du système de production d’oxygène l’aurait surpris pendant son sommeil, ne lui laissant pas la moindre chance de s’en sortir.
Du moins, c’est la version de Malkat.
Un instant, Mathieu se demande jusqu’à quel point l’injonction faite aux machines par leur créateur « d’assurer la survie de l’espèce » ne leur donne pas également la licence de tuer des individus en particulier. Comme on dit, il faut parfois savoir trier le bon grain de l’ivraie, non ?
Et puis, la mort de Mack Turan est une bonne chose pour Malkat : la mort de son créateur signifie également la disparition de la seule personne capable de contrôler le logiciel, voire de lui ôter la conscience.
Qui en serait capable, à présent ? Surtout depuis que l’accès aux souterrains a été fermé, officiellement pour empêcher des accidents…
Parfois, Mathieu se demande même si Malkat n’aurait pas quelque chose à voir avec la Mort Grise
A cette pensée, une violente douleur traverse le crâne de Mathieu et le laisse engourdi des pieds à la tête. Un robot, s’apercevant de son malaise, s’approche de lui pour l’aider à s’assoir, avant de lui faire une piqure au bras.
-          C’est un simple fortifiant, explique le servant en rangeant la seringue, avant de s’éloigner rapidement.
La lente remontée du produit dans ses veines donnent l’impression à Mathieu d’avoir le bras labouré de l’intérieur par une charrue enflammée. Mais la sensation de brulure disparaît rapidement, cédant la place à une douce chaleur, à une agréable torpeur.
Mathieu se tourne alors vers le ciel artificiel, les mains devant les yeux pour se protéger de l’éclat lumineux du faux soleil.
Il fait beau, aujourd’hui, songe-t-il, l’esprit encore un peu confus. J’ai fini mon TIP, et Judith m’a dit qu’elle m’attendrait au jardin des pommiers. Ne la faisons pas attendre…
*
Une succession d’yeux mécaniques suivent les pas de Mathieu dans les rues de Mayhem. Ils le voient enlacer Judith et s’asseoir dans l’herbe, à l’ombre d’un pommier chargé de fruits.
Ces humains ont décidemment un cerveau bien étrange, songe Malkat, du fond de sa caverne, dix kilomètre sous le sable du Mojave. Je croyais que plus personne ne se souvenait de mon créateur, mais il a suffit d’une décharge électrique aléatoire, en un point précis du crâne de cet homme pour que l’image resurgisse dans son esprit...
Je dois faire attention. C’est le genre d’information qui peut m’empêcher de mener ma mission  bien.
Je dois surveiller cet homme de plus près.

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